Annoncé depuis l’été 2022 par le ministre de l’Intérieur, le projet de loi Asile et Immigration fait l’objet d’une importante mobilisation de nombreuses associations de personnes exilées ou de soutien à leurs droits, dont Emmaüs France. « Une loi d’affichage » d’après Matthieu Tardis, responsable du centre migrations et citoyennetés à l’IFRI (Institut français des relations internationales), pour qui les grands axes évoqués par le Gouvernement ne relèvent pas nécessairement du législatif. Il regrette surtout l’abstraction que représente le « migrant » dans le débat public et médiatique et le climat de méfiance voire d’hostilité qu’elle instaure. Une situation aux antipodes des dynamiques de solidarités citoyennes et associatives pour leur venir en aide que l’on constate partout sur le territoire, à l’image du Mouvement Emmaüs, qui, estime le chercheur, contribue à donner à voir ces personnes autrement que comme des catégories administratives établies par l’État.
Le projet de loi asile et immigration annoncé cet été par le ministre de l’Intérieur sera le 29e texte sur le sujet depuis 1980. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ce nouveau projet est une « loi d’affichage », qui s’inscrit dans un processus d’inflation législative devenu habituel. De nombreux textes ont été portés par les gouvernements successifs depuis des années, mais impliquaient un partage de compétences ministérielles. Puis on a vu un tournant après 2007 lorsque Nicolas Sarkozy a été élu Président de la République. Un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale a été créé, ce qui était une première dans notre pays pourtant fondamentalement construit sur l’immigration. Après sa disparition, c’est le ministère de l’Intérieur qui a récupéré le monopole du portage politique de ces textes, où chaque locataire de la Place Beauvau semble avoir voulu une loi à son nom sur l’immigration. Pourtant, la question de l’accueil des personnes en situation de migration ne concerne pas que les questions d’entrée, de séjour et de sortie du territoire, qui relèvent évidemment le ministère de l’Intérieur. Ainsi, l’asile était le champ de compétence du ministère des Affaires Étrangères. Dans ce domaine, il est aussi question de l’accès à la santé, au logement, ou encore de l’intégration de ces personnes, qui concerne plus particulièrement le ministère des affaires sociales. Mais en France, le sujet est devenu très politique, et cela s’est aggravé avec la profonde déconnexion qu’on observe entre la réalité des situations d’une part, et ce que le débat politique et médiatique véhicule. Et je pense que c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la gestation de ce projet de loi a duré près de six mois, et que son contenu intégral vient seulement d’être dévoilé [NDLR : le contenu intégral du projet de loi a été dévoilé le jour de l’interview]. Il est fort probable que le Gouvernement négocie en coulisse avec d’autres groupes politiques à l’Assemblée nationale pour tenter de s’assurer une majorité lors du vote.
Contrairement à ce qui avait été annoncé, le texte intégral n’a pas encore été rendu public [NDLR : voir plus haut] , même si de grandes orientations ont déjà été présentées. Quelles sont vos premières observations ?
On reste dans une volonté de maitriser et encadrer les flux et les droits des personnes. Ou au moins de l’annoncer. De ce que l’on peut comprendre des annonces à ce stade, je constate que le recours à la loi ne semble pas indispensable. En cela, nous sommes donc toujours sur de l’affichage politique. Concernant la volonté de favoriser la régularisation par le travail, s’il s’agit d’une revendication de longue date des associations d’aide aux migrants et des collectifs de travailleurs « sans papiers », le texte accède aussi à une demande du MEDEF. Mais régulariser les travailleurs sans papier, cela signifie aussi régulariser le travail, et je doute que ce soit si simple à appliquer puisque cela implique que ces travailleurs soient payés dignement et dans un cadre légal. Le ministre a aussi annoncé sa volonté d’améliorer l’exécution des OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Pourtant, sans parler du bienfondé de la proposition, le cadre légal existant permettrait tout à fait au Gouvernement de mettre en œuvre son annonce s’il s’en donnait les moyens. Par ailleurs, je note que l’on délivre environ deux fois plus d’OQTF que nos voisins allemands, où le nombre de personnes exilées est largement supérieur au nôtre. Je constate surtout que ces quelques axes témoignent de la déconnexion entre le réel, fait de situations variées, et l’abstraction que représente le « migrant » dans le débat public
Qu’entendez-vous par là ?
La politique migratoire française appliquée depuis des années a surtout visé à mettre des limites, des critères, à afficher une limitation des droits et à superposer des dispositifs devenus illisibles et inefficaces. A aucun moment la loi ne s’adapte à celles et ceux qui sont concernés par ces politiques publiques : les personnes migrantes. Il faut tordre le coup à l’idée qu’elles viendraient en France pour profiter des aides sociales, dans un système qui est par ailleurs défaillant. Elles arrivent avec leurs projets, leur rationalité, et à aucun moment cela n’est pris en considération. Pourtant, lorsque l’on s’intéresse un peu au parcours des personnes qui ont pu profiter de ce qui fonctionne, ou qui ont eu la chance de bénéficier d’actions de solidarités associatives ou citoyennes, on voit que ça marche et qu’elles trouvent leur place dans la société française
Le centre de recherche dont vous êtes responsable associe justement le sujet de la migration à celui de la citoyenneté, pourquoi ?
Comme je l’expliquais, on part notamment du constat que notre société est fondamentalement façonnée par l’immigration. Nous sommes le plus vieux pays d’immigration en Europe. Ça a toujours été une réalité dont je pense qu’on devrait être fier. Nous sommes une société riche, où un certain nombre de libertés ont été reconnues et c’est un facteur d’attraction pour des populations étrangères. Notre diversité fait partie de la réalité, et la citoyenneté consiste aussi à inclure cette diversité dans la vie de la cité. Notre travail c’est de voir comment ces dynamiques de solidarité se mettent en place concrètement
Dans le contexte actuel où les sondages tendent plutôt à montrer une hostilité des Français à l’égard de l’immigration, quel constat faites-vous ?
Je ne suis pas compétent pour juger de la crédibilité des sondages, mais ce que j’observe, c’est qu’à l’instar de la dichotomie entre le débat politique et médiatique, d’une part, et la réalité de la question migratoire, d’autre part, il y a de profondes différences entre ce qu’indiquent ces sondages et la réalité sur le terrain. En pratique, on observe des chaines de solidarité, associatives ou citoyennes, un peu partout. Cette solidarité, elle est aussi rurale qu’urbaine et les gens qui la font vivre ne sont pas que des militants de gauche mais aussi des personnes issues du catholicisme social, des cadres de grandes entreprises, etc. Lorsque les citoyens se mobilisent sur le terrain, ils ne pensent pas qu’ils rencontrent des migrants, mais simplement des personnes qui ont besoin d’aide. Il y a même fort à parier que des personnes qui seraient promptes à voter pour des partis globalement hostiles à l’immigration viennent par ailleurs en aide à des personnes en situation de migration.
Pourtant, malgré cette mobilisation citoyenne et les actions menées au quotidien par des organisations comme le Mouvement Emmaüs, la population française ne semble pas tout à fait sensibilisée aux enjeux humanistes auxquels nous sommes confrontés. Comment l’expliquez-vous ?
C’est intéressant parce que Emmaüs est né d’une indignation citoyenne. C’est un mouvement qui s’est structuré et qui a fait « politique publique », à l’image du statut OACAS (organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires). Et il y a peut-être un enjeu à ce que ces mobilisations citoyennes, ou l’action de mouvements comme Emmaüs, constituent une brique de la politique d’accueil de la France. Une des forces d’Emmaüs aujourd’hui, c’est de nous donner à voir ces personnes autrement que comme des catégories administratives établies par l’Etat : “personnes migrantes” ou “en situation d’exclusion”. Elles sont accueillies et accompagnées pour la situation dans laquelle elles se trouvent, et pas appréhendées en fonction d’un critère administratif qu’on leur attribue. Encore une fois, je pense qu’on ne prend pas en compte l’humanité des personnes, et cela qui explique en partie l’échec de nos politiques migratoires