Portrait de Gabriel Mouesca, directeur de la ferme d’Emmaüs Baudonne.
Gabi et son équipe ont construit un havre de paix pour les femmes détenues, en pleine nature, pour oublier les séquelles de l’enfermement et réapprendre à vivre en travaillant la terre. Ouverte en octobre dernier, cette structure singulière accueille déjà quatre résidentes en placement extérieur.
Après des mois de travail pour mener à bien ce projet, vous fêterez bientôt les 6 mois de résidence de la première femme détenue à la ferme Emmaüs Baudonne. Aujourd’hui elles sont déjà quatre, pour douze places au total. Comment choisissez-vous les femmes détenues qui vont terminer leur peine à la ferme ?
En 2020, les prisons ont fermé leurs portes à double tour à cause de la crise Covid, ce qui nous a empêché de faire des recrutements, donc on a pris six à neuf mois de retard sur l’arrivée de la première résidente.
Il faut savoir que, contrairement à la ferme de Moyembrie, la ferme Emmaüs Baudonne est un projet national, les femmes détenues ne représentant que 3% de la population incarcérée en France.
Au lancement du projet, nous avons informé les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), les juges d’application des peines, le milieu associatif, les personnes détenues et les directions des établissements pénitentiaires, pour que tous connaissent l’existence de notre établissement.
Pour la procédure de recrutement, arrivées à mi-peine, les femmes détenues envoient un courrier de motivation et l’accompagnatrice socio-professionnelle va les rencontrer en détention, les informent sur les conditions de vie, de travail, leurs droits et devoirs. Elles demandent ensuite une permission de sortie au juge d’application des peines, qui l’accorde ou pas, et si c’est accepté elles viennent passer deux ou trois jours à la ferme, pour rencontrer les autres résidentes, les membres de l’équipe, tester le maraîchage bio et voir que la terre est basse !
Après la permission, elles retournent en détention en attendant que le juge d’application des peines (JAP) prenne la décision d’un placement extérieur. A tout moment nous pouvons dire non à une candidature si le profil ou le projet de vie ne sont pas compatibles avec la ferme. J’ai dit à l’autorité publique que pendant les trois premières années nous ne prendrions pas de résidentes avec des problèmes psychiatriques car nous ne sommes pas équipés, mais à part cette condition, les femmes peuvent venir quelles que soient la nature du délit ou du crime et la durée de la peine. J’ajoute que nous avons aussi l’agrément pour accueillir des personnes transgenres. Nous en sommes particulièrement touchés et fiers, car ces personnes vivent des conditions de « vie » en détention qui sont probablement les plus dures, les plus redoutables du système.
La ferme s’adresse aux personnes les plus désocialisées, qui ne disposent pas d’un environnement familial et social, on cherche à accueillir les personnes les plus éloignées de la dite insertion, des personnes qui seraient à la rue en sortant de prison.
Le premier filtre, c’est le courrier qu’on reçoit, qui aide à voir la nature de la volonté, la cohérence, avant la venue à la ferme où l’on regarde alors le lien entre l’écrit et l’oral, et où il est possible de poser des questions pour cerner la personne. Il faut que nous sentions une énergie, beaucoup de gens en prison n’ont plus envie d’avoir envie et ensuite il est très difficile de monter un projet ; sans cette énergie vitale tu ne peux t’inscrire dans rien et bien souvent la prison anéantit ce ressort.
Quel est votre rôle vis-à-vis d’elles une fois qu’elles vous sont confiées ?
Il y a des résidentes ici qui n’avaient pas montré d’élan pour la vie collective pendant leur permission, pour la cuisine, le ménage, quand elles ont passé des années de vie derrière les barreaux elles ne le vivent pas au départ comme un lieu de vie sans hostilité, elles restent dans la grille de lecture intra-muros et la prison ce n’est pas participatif, joyeux, confiant. Mais aujourd’hui leur intégration est totalement réussie. Le travail d’équipe consiste donc à prendre en compte les conséquences de l’enfermement et de redonner foi en l’humain, de faire en sorte que ces personnes se dépolluent des stigmates de la prison. Bien souvent elles portent en elles des atteintes à la dignité passées, des violences subies et qui amplifient les phénomènes qui aboutissent à la déshumanisation, et c’est à nous de refaire ce lien d’humanité, entre elles et la société civile. On est le maillon entre la détention et la liberté totale retrouvée. Et le maraîchage bio est le socle de cette mission, le cœur du dispositif grâce aux vertus du travail de la terre. D’ailleurs, en quelques mois seulement, elles se sont responsabilisées et ne font qu’un avec les logiques de vie que propose la nature.
La vie à la ferme s’inscrit aussi dans un temps d’éducation alimentaire. Par exemple, tous les repas sont préparés par les personnes de la ferme, qu’elles soient résidentes ou salariées et ce sont toujours des repas végétariens le midi, pour « un consommer autrement ». Le soir, elles mangent ce qu’elles veulent, donc aussi de la viande.
Comment vivez-vous cette direction de structure ?
Ce n’est pas une vocation tardive mais une opportunité qui s’est présentée, et je suis convaincu que la création de structures comme la ferme de Lespinassière, Moyembrie ou Beaudonne est l’une des réponses à la catastrophe carcérale. Dans ma vie j’ai toujours eu un fil rouge ininterrompu, et diriger la ferme de Beaudonne aujourd’hui n’est que le résultat de mon parcours de vie, d’engagement.
Pendant des décennies je me suis présenté comme abolitionniste, j’exècre la prison qui est un outil criminogène. Quand j’étais président de l’OIP, j’ai travaillé pour faire tomber les murs des prisons, et à défaut, à les rendre au moins transparents. Mais, à 59 ans, je constate que ce n’est pas demain que la prison va disparaître du paysage social.
Il y a quelques jours, en groupe de parole d’équipe, j’ai dit à mes salariés que je me sentais plus proche des femmes détenues ici que d’eux, alors que je suis sorti de prison depuis 20 ans !
Je sais, pour l’avoir vécu, ce que génère la prison et je dis avec humilité qu’on essaie ici d’affaiblir les conséquences néfastes de la prison sur les personnes qui nous sont confiées. J’ai passé 17 ans derrière les barreaux de 14 prisons, dont trois ans en isolement total. Il faut une carapace et l’une des carapaces c’est la défiance permanente, jour et nuit. Il faut muscler des ressorts incompatibles avec le vivre ensemble et l’idéal de Fraternité. Ensuite il m’a fallu me déshabiller de cette carapace, et même aujourd’hui elle n’est pas ôtée en totalité. J’ai vu des gens qui se sont suicidés au bout de quelques heures passées en prison n’ayant pas pu faire face à la violence extrême du système carcéral.
Les fouilles, la mise au mitard et tant d’autres réalités quotidiennes intra-muros sont attentatoires à la dignité de la personne, au nom d’une culture quasi exclusivement répressive. On blesse les personnes humaines qui viennent chez nous ensuite, avec des blessures qui ne cicatriseront parfois jamais. Ici on veut créer du lien, provoquer la rencontre, ce n’est pas un lieu où on se renferme sur soi-même, il faut faire venir des gens extérieurs, des gens qui vont montrer que l’extérieur n’est pas uniquement composé de gens qui vous rejettent.
Notre relation est bâtie sur la confiance, avec un règlement intérieur et un cadre contraint par le JAP. On leur offre cette confiance en sachant que, possiblement, quelqu’un va la trahir, mais c’est un terreau essentiel pour créer du lien avec l’humanité. Et s’il y a une évasion, je sais que ma main ne tremblera pas quand il faudra prendre la décision d’engager des recherches et de renvoyer la personne en détention.
Et vous, justement, comment s’est passé votre sortie de prison et les mois qui ont suivi ?
Je viens d’un autre environnement culturel, politique et social, j’étais un prisonnier politique basque, je n’additionnais pas les facteurs de désocialisation. Pour moi, les raisons qui amènent les gens à commettre des délits sont politiques, viennent d’une société ultra violente où on ne respecte pas l’individu, et particulièrement les plus faibles. Elles viennent aussi de la défaillance de notre système social, on met de l’argent dans la répression mais pas dans la politique de santé, culturelle, éducation, logement, etc. J’ai eu une sortie de privilégié, embauché par la Croix-Rouge sur les questions carcérales avec un appartement fourni, un accompagnement que n’a pas un prisonnier sur 1 000 !
Ensuite j’ai été élu président de l’OIP. Mais à 17 ans j’étais ouvrier et pour moi je le suis toujours, j’ai cette identité profonde. Je témoigne encore souvent sur la prison mais dès le moment où j’en suis sorti j’ai perdu la dimension de témoignage « en Vérité » que tu ne peux avoir que quand tu es prisonnier. Ici, les femmes sont sous écrou, encore détenues, elles sont dans ce sas, leur parole est un joyau et elles ont enfin la possibilité de s’exprimer et de dire parfois l’indicible.
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